À la terrasse d’un bistrot, les clientes et clients habituées boivent leur café en lisant le journal. On entend le son du papier croustiller la lecture, dans leurs mains, lorsqu’ils et elles tournent les pages, lorsque leur concentration est mise à l’épreuve d’un courant d’air, lorsqu’ils et elles réajustent leur assise après avoir toussé le poison largué par le passage d’une bagnole devant leur nez. C’est le goût de l’expresso, de la routine, des nouvelles; c’est une saveur du paysage urbain. Le numérique aidant, le sucré de ce croustillant a disparu. Comme Yas, mon ami Yas.
Autoédition
Journal format broadsheet (33,2 x 47,5cm)
4 pages (papier 60gr)
Impression jet d’encre
Couleurs
50 exemplaires
• 2023
Yas était un ami cher.
Sorti de nulle part, un jour il m’a dit « j’arrête tout ».
Je n’ai pas compris, je n’ai pas su pourquoi.
Yas était tagueur.
Le fait est qu’après cette déclaration, je l’ai moins vu.
Je l’apercevais.
Lui ne me voyait pas, plus. Quelque chose avait changé.
Il errait.
Je l’apercevais souvent et moi qui le savait tagueur, le voyant ainsi errer m’évoquait une déambulation dans ce qui pouvait être son atelier, sa galerie; avec un truc étrange en plus. Il regardait les murs cependant déchargé de cette urgence nécessaire à son ancienne pratique; et ses mains m’ont interpellé. Elles n’étaient pas derrière, croisées dans son dos; il n’avait rien de la nonchalance d’un visiteur de musée, ni l’attention d’un expert d’ailleurs. Il regardait les murs, c’est tout; certains tagués, d’autres non. Auparavant, ces derniers suscitaient chez lui une ardente impatience de la nuit à venir; puis, dans l’ombre de la Lune, il se dépêchait de les peindre. Il taguait à tout moment, mais la plupart du temps il habitait la nuit. Son appétence, celle de Yas particulièrement puisque j’en connais d’autres pour qui ça n’est pas le cas, dépassait le placardage de nom, « l’egotrip ». Yas, il avait un truc avec les murs.
Je l’observais dans la rue, de ma fenêtre, je le suivais des fois; lui, ne me remarquait pas, plus. Il n’a jamais eu de téléphone et le contact, ici, n’avait pas non plus de prise. C’est dur de voir un ami ne plus vous voir. Si bien qu’à la mesure de cette attention portée à mon pote, je me suis mis à le regarder différemment. J’étais curieux d’un secret, son point de vue, sa perspective.
Yas taguait assidument et tout arrêter pour ne plus qu’errer semblait être une nouvelle étape dans son usage des rues. Il errait, vaguait, devançait le dessein d’une route. Oublie les passages pour piétons, Yas n’était pas un piéton. Il errait à pied au delà des trottoirs, de la chaussée des lignes, du design des circulations. Il n’était pas le genre de gars à qui on pense quand on conçoit les choses; bien qu’il en soit un pratiquant permanent. Yas était plutôt un boulet dans les préconceptions, l’habitant d’un angle-mort, une négation.
Une de ses remarques m’a longtemps travaillé. Nous arpentions une dent creuse qui le fascinait – c’était bien avant qu’il « arrête tout » et qu’il ne me voit plus – puis il s’est mis à caresser un mur tandis qu’on causait graffiti. Alors il me souffla « Un mur taché ou propre, tracé de pisse, de gerbe même de sang, irrité de lichen, fracturé desquamé, un mur… c’est lumineux ».
Il lui arrivait de ne pas taguer un endroit parce que la trace d’un splash (quelconque) l’interdisait. La religion n’était pas son truc, seulement il portait un soin assez dingue à des détails, c’était quasi mystique. Devant ce type de murs, il faisait des vœux disait-il. Des vœux ou des équivalents dont il n’avait la maitrise ni du concept ni de la cérémonie; en tout cas l’abstinence le gagnait, un trouble le sidérait; attitude opposée à celle face à des murs au crépi tout frais, pour lesquels ses bombes étaient sans fond et son agitation, électrique.
« Un mur… c’est lumineux », ok.
Yas a disparu. Je ne le vois plus, ni ne l’aperçois. Je n’ai aucune info. Peut-être est-il dans le meilleur de son monde. Depuis, tous les tags que je croise me relayent sa présence. Qu’importe le blase, c’est lui. Parfois même, un crépi tout frais me fait réagir, comme si j’étais le tagueur qu’il était.
Mais une fois, lors de ce que je croyais naïvement être des « errances », celles que j’outille de mon appareil photo, je l’ai revu :
En attente aux bords d’un torrent de bagnoles, je consulte mon téléphone, que je fais tomber. La vitre se brise. Je le ramasse, me relève, lève la tête et me fige; mon ventre est pris. Yas est là.
« Un mur… c’est lumineux ».
Je connais ces phénomènes de lumières, ils n’ont rien d’extraordinaire (pensais-je), surtout dans une grande ville. Diverti de mon téléphone, Yas l’inatteignable en toutes circonstances se manifestait à moi par un identique petit carré lumineux, cousin des fenêtres. Yas était là. Le rebond de lumière des vitres voisines, des géants voisins, me proposait une ouverture en lieu et place de cette apparente platitude. Yas était là. La forte impression me nouait le ventre, néanmoins je fus conduit à plaquer ma main sur le rempart nitescent.
Ça fourmillait à la pulpe de mes doigts, j’ai frissonné. J’avais la chair de poule, ma peau crépitait, faisait crépi… tout frais. Et j’imaginais Yas vouloir taguer mon bras. J’ai souri. D’une impression en intuition, puis au touché, je le contactai.
Ce rebond de lumière m’était parvenu, j’en étais devenu le support. Il m’était donné d’expérimenter une présence à la rue associée dans mon esprit aux errances de Yas. Sous forme d’une vague de frissons, la lumière me costumait d’une présence à la rue telle que mon pote la vivait. Mon téléphone était tombé, l’urgence atomisée, l’injonction à l’efficience de mon déplacement, de ma circulation, de ma route de mes gestes, était moquée tant mon souffle alors ample les humiliait.
La saturation de murs, la lumière, et enfin, Yas.
En quelque sorte, Il fallait seulement que je lève la tête, pour le voir et avoir une idée de ce qu’il voyait. Je suis sorti, j’ai levé la tête de mon téléphone, et lever la tête m’a sorti. Jusqu’alors, j’étais dehors tout en étant encore dedans, ailleurs, dans ma bulle; regarder par ma petite fenêtre me maintenait à l’intérieur. J’avais pris le pli de ne jamais vraiment sortir dehors, hermétique à rien de précis mais à trop de choses, capricieux sur ma routine et sur la relation que j’entretiens avec mes alentours. Moi qui erre en ville pour photographier, je me révélais finalement aveugle à des subtilités que je pouvais charger de tout un monde. Et je suivais Yas, de nouveau; de murs en murs; j’errais, nouvellement. Les géants me faisaient voyager dans un « album photo », dans un passé mais dans une présence.
Il vit peut-être dans ce monde, celui où on ne peut rater les petites choses; un monde où l’absurde est renversé. De la sorte, ces espaces gagnent en consistances, prennent vie; ils me font sens jusqu’aux frissons. Je me garderai d’un mysticisme forcé, mais noterai que, grâce à Yas, « je suis devenu l’élève de subtiles différences ¹ ».
Soit ou repose en paix mon ami.
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¹ Comment la terre s’est tue (David Abram, ed. La Découverte)
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